Depuis plusieurs années, je considère YouTube comme la mémoire du web. Un espace accessible à tous, sur lequel on peut découvrir ou redécouvrir des morceaux d’histoire, petite ou grande, datant de la création du site ou de bien avant. C’est une situation unique sur Internet où les sites qu’on croyait immuable finissent par fermer, où d’anciens contenus se retrouvent supprimés ou placés derrière un paywall, où des forums disparaissent… Certes, l’expérience s’est largement dégradée dans le temps. Aujourd’hui, sans payer pour YouTube Premium (ou sans passer par des méthodes alternatives), on a droit à quantité de publicités avant de pouvoir visionner ces souvenirs. Il n’en reste pas moins que si je veux consulter les premiers pas de l’Homme sur la lune ou le premier trailer d’Iron Man, je peux le faire. Pour combien de temps encore ?
Quand on parle de mémoire du web, on pense peut-être d’abord à Archive.org, cette gigantesque librairie en ligne qui regroupe tout le savoir du web. Mais elle ne duplique pas toutes les vidéos qui se trouvent sur YouTube à ma connaissance, et pour cause : il faudrait des serveurs très coûteux pour y héberger cette quantité de données, des serveurs que seules de grosses entreprises sont capables de se payer.
Cette année, plusieurs services ont dû recevoir la facture de leur centre de données, facture probablement astronomique puisque nombreux sont ceux qui ont décidé de réduire la voilure. Prenons par exemple Dailymotion : longtemps challenger de YouTube (si vous n’avez pas vécu le début des années 2010, c’était assez incroyable), le service n’est aujourd’hui plus que l’ombre de lui-même. Je n’ose pas essayer de naviguer dessus, tellement j’ai peur de me chopper un virus ou un trojan. L’interface est illisible, et Dailymotion ne survit aujourd’hui plus tant qu’hébergeur pour des professionnels tels que Allociné ou Orange.
Pas étonnant, du coup, d’apprendre que Dailymotion va supprimer les vidéos qui n’ont pas été regardées depuis 12 mois. Imaginez la même chose sur YouTube. De nombreuses vidéos n’y sont hébergés qu’en mode « privées », et ne reçoivent sans doute pas une seule vue pendant un an. Si YouTube appliquait la même politique que Dailymotion, elles disparaîtraient. Ce serait aussi le cas de beaucoup de vidéos hébergées en mode « publique ».
J’ai depuis longtemps arrêté d’uploader des vidéos sur Dailymotion, mais j’en ai encore plusieurs dizaines qui sont disponibles sur le site. Impossible pour moi de savoir lesquelles vont être supprimées. Du jour au lendemain, certaines vont être effacées, sans avertissement. C’est une manière de faire tout à fait logique d’un point de vue comptable, mais ça signe aussi la fin d’un Internet gratuit tel qu’on l’a connu pendant des années.
Dans une position moins précaire, Meta prend aussi une direction similaire. Ne vous en faites pas, vos photos et vos vidéos sont toujours en sécurité (façon de parler) sur Facebook, sauf les vidéos en direct, qui seront à présent supprimées au bout de 30 jours. Encore une fois, une décision plutôt logique si on considère les heures de vidéos que cela doit représenter, stockées à grand frais sur les serveurs de Mark Zuckerberg. Cette mesure est valable pour les nouvelles vidéos en direct, mais aussi pour toutes les anciennes, qui seront donc supprimées à l’automne.
Quand on considère le nombre de vidéos en direct, de retransmission d’événements, concerts, spectacles, qui ont eu lieu ces dernières années exclusivement sur Facebook, on peine à mesurer la totalité de ce qui va disparaître. Ici, les utilisateurs sont prévenus. Mais combien iront réuploader ces contenus ailleurs ? Sans doute très peu.
Autre acteur à suivre la tendance, Twitch, qui peine à trouver un modèle économique satisfaisant. La grande plateforme de la vidéo en direct, d’abord spécialisée dans le jeu vidéo puis élargie à d’autres domaines, va, elle aussi, restreindre la place donnée aux archives sur sa plateforme. Ainsi, les utilisateurs devront à présent faire face à une limite de stockage de 100 heures pour les « Highlights » (moments forts) et les « Uploads » (téléversements) sur sa plateforme.
Pour les chaînes qui dépassent la limite de 100 heures, Twitch a commencé à supprimer automatiquement les vidéos les moins regardées, et ce, jusqu’à ce que le total revienne en dessous de la limite. Selon Twitch, cette limitation affectera moins de 0,5 % des streamers, car le contenu concerné représente moins de 0,1 % des heures de visionnage. De même pour Dailymotion ou pour Facebook, ces mesures n’auront sans doute pas un impact incroyable sur la majorité des utilisateurs. Mais n’est-ce pas le début du problème ?
En adoptant cette position, les services décident d’une part de ne conserver que le passé qu’ils ont choisi, et ils renforcent d’autre part l’hégémonie de YouTube. Qui va encore vouloir utiliser Dailymotion pour héberger ses vidéos si elles risquent d’être supprimées un an après ? Plus personne, à part les entreprises qui paient déjà pour le service. Pour la diffusion en direct, il y a un côté éphémère qui va sans doute moins poser problème aux streamers de Twitch (qui ont déjà l’option de charger leurs vidéos sur YouTube pour archivage).
Mais si YouTube décide un jour de changer les règles, comme ils l’ont déjà fait par le passé ? Adieu ce tuto qui aurait pu vous aider à réparer votre machine à laver ou cette vidéo de votre premier voyage… Seriez-vous prêt à payer pour conserver ces vidéos en ligne ?
Le seul point positif que je trouve à ces mesures, c’est l’impact environnemental. On le sait, le secteur de la vidéo pèse lourd dans l’empreinte écologique, tant dans la consommation que dans le stockage dans les centres de données. Mais j’ai l’impression que toutes ces vidéos supprimées seront bien vite remplacées par d’autres contenus, en particulier ceux créés par l’IA. On remplacera alors notre mémoire par des souvenirs factices, artificiels. Que restera-t-il alors de la mémoire du web ?

