Ces dernières années, j’ai souvent été surpris des analyses fournies par le milieu du téléchargement illégal. Parmi celles-ci, on trouve bien sûr celles du site TorrentFreak, qui s’est fait une spécialité des analyses des tendances dans le monde du piratage, qu’il s’agisse des séries ou des films les plus téléchargées illégalement dans l’année écoulée ou des blocages de site par pays (comme lorsque le Danemark a décidé de bloquer l’accès au site Sci-Hub, qui permet l’accès à des articles scientifiques en contournant les paywalls).
Ce qui a attiré mon attention récemment, ce ne fut cependant pas une analyse très poussée mais un simple échange entre des utilisateurs et un administrateur d’un site proposant les derniers contenus illégaux. Les premiers s’étonnaient de ne pas voir apparaître, dans la section des films mis en avant, le dernier film de Martin Scorsese, The Irishman. Ce à quoi l’administrateur du site a répondu que seul les films sortant en salles étaient mis à l’honneur dans cette section… Wait. What?
Il n’était donc pas ici question de la qualité intrinsèque du long-métrage de Martin Scorsese mais simplement de son mode de diffusion. Le film a été produit par Netflix et diffusé sur sa plateforme, à l’image de Marriage Story de Noah Baumbach ou de 6 Underground de Michael Bay, pour prendre des genres très différents. Ces deux films n’ont d’ailleurs pas non plus été mis en une du site de piratage sus-cité. Un choix pour le moins étrange pour un site offrant illégalement des films ?
A ma connaissance, les premiers à avoir fait une différences entre films produits pour être diffusés au cinéma et ceux destiné à être diffusés en ligne ont été les festivals de cinéma. Certains les mettent sur un même plan (la Mostra de Venise par exemple) mais d’autres refusent de prendre en compte les films Netflix ou Amazon si ceux-ci ne passent pas d’abord par une diffusion en salle. Le cas d’école le plus connu ? Le Festival de Cannes, évidemment. L’exception française, pour le meilleur et pour le pire.
Je ne vais pas m’étendre sur ce combat d’arrière garde mais, pour situer la question du point de vue historique, il faut se pencher sur le cas du Festival de Cannes. Encore une fois, il n’a jamais vraiment été question de la qualité des films mais simplement de leur mode de diffusion. Pour protéger les exploitants de salle et préserver le fonctionnement de l’industrie du cinéma en France, le milieu a fait bloc pour s’opposer à la prise en compte des films Netflix. Une situation amenée à changer dans un futur proche ? Sans doute. Alors que de plus en plus de cinéastes talentueux passent par les plateformes de streaming (à commencer par le réalisateur de la Palme d’Or 2019, Bong Joon-ho), leur poids sera bientôt difficile à ignorer pour tout festival digne de ce nom.
En parallèle de cette dichotomie entre films de cinéma et films de streaming, Martin Scorsese (encore lui) est entré en scène avec The Irishman, un film produit et diffusé par Netflix. Si Scorsese a fait parlé de lui, c’est pourtant moins pour son film que pour les déclarations qui l’ont accompagné, annonçant la mort du cinéma à cause des films de super-héros et proclamant que les films Marvel n’étaient pas du cinéma. Plutôt que de le résumer ici, je vous invite à lire son raisonnement en détails.
Martin Scorsese n’est pas le premier à critiquer les films Marvel et, ceux-ci étant les plus rentables de tout les temps, il est logique qu’ils soient traités de cette manière. Pour autant, ce n’est pas ce que je trouve le plus intéressant. Ce qui me choque à travers cette nouvelle sortie d’un cinéaste connu et respecté, c’est qu’à l’heure actuelle, plus personne ne s’accorde sur ce qu’est le vrai cinéma.
Outre le Festival de Cannes, Steven Spielberg avait aussi été particulièrement loquace en début d’année sur le cas Netflix, argumentant pour que les films de la plateforme ne soient plus pris en compte dans la course aux Oscars. Il est ironique de voir aujourd’hui son camarade Martin Scorsese se positionner en tête de liste pour ceux de l’année prochaine avec un film Netflix…
De mon côté, je suis depuis longtemps persuadé qu’on se dirige vers un futur du cinéma libéré des salles et des multiplexes. Je le disais avant l’arrivée de Netflix et c’est aujourd’hui une réalité. Les grands complexes de salles sont-ils amenés à disparaître complètement ? J’en doute. L’expérience en salle est trop particulière pour cesser d’intéresser une partie du public. Mais le parti pris de l’industrie Hollywoodienne de miser uniquement sur du grand spectacle pour attirer les spectateurs dans les salles obscures n’est à mon avis pas tenable sur le long terme. Il laisserait de côté ceux qui sont intéressés par d’autres types de films, qu’on retrouve maintenant sur Netflix ou sur Amazon. Pour les contrecarrer, Hollywood n’a à mon sens qu’une solution : les affronter sur tous les fronts.
De ce point de vue, Disney est déjà en embuscade. Si le plus grand studio de cinéma de cette décennie possède à présent les catalogues Pixar, Marvel, Starwars et 20th Century Fox, il progresse aussi sur le plan du streaming avec sa plateforme Disney+, pour laquelle des films inédits sont déjà produits. Des films à l’image de Togo ou Noelle, qui rappellent ce que produisait Disney dans les années 70, 80 ou 90 : des films à budgets modestes qui visent un public familial sans une tonne d’effets spéciaux. Est-ce du cinéma, du Direct-to-DVD, du téléfilm ? Quelque chose me dit que la question ne préoccupe pas beaucoup la maison aux grandes oreilles et qu’il s’agit en fait d’un faux débat.
Ceux qui continueront à essayer de déterminer ce qu’est le vrai cinéma perdront leur temps à se battre contre des moulins, à s’époumoner contre le vent ou à chanter sous la pluie – un film qui mettait en lumière une autre crise existentielle du cinéma face à une évolution de son modèle. Je ne sais pas moi-même ce qu’est le vrai cinéma ni s’il y en a un. Tout ce que je sais, c’est qu’un film, pour exister, doit trouver son public, que ce soit en ligne ou dans les salles.